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Comme le dit Vautrin, ce moraliste lucide qui sait de quoi il parle : "l'honnêteté ne sert à rien."
C'est ici que le héros de Stendhal se sépare du héros de Balzac. Dans ce siècle d'ambitieux forcenés - presque tous les personnages de premier plan de La Comédie humaine le sont - il occupe une place singulière. Ni Fabrice, ni Lucien Leuwen ne sont des ambitieux. Et si Julien Sorel l'est un moment, il ne s'agit pas en ce qui le concerne d'une ambition ordinaire. C'est "une jeune pauvre et qui n'est ambitieux que parce que la délicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne l'argent". Il s'agit davantage chez lui d'une révolte de l'orgueil, d'un réflexe d'autodéfense pour échapper à l'humiliation puis d'une règle de conduite que faisant violence à ses sentiments profonds il s'est fixée pour se prouver à lui-même ses mérites malgré le handicap de classe. Mais il n'arrive jamais à faire taire en lui la voix du coeur, et son cynisme n'est que de surface. A chaque instant sa sensibilité risque de mettre en péril le fragile échafaudage de ses intrigues. Et c'est quand il a atteint le comble de la réussite qu'il se perd par une comportement suicidaire qu'aucun ambitieux véritable n'aurait adopté.
Comme les héros du Rouge et de la Chartreuse, les Rastignac et les Rubempré jugent sans illusion cette jungle sociale où, selon Balzac, règne "la toute-puissante pièce de cent sous", et où selon Stendhal "la condamnation à mort est la seule chose qui ne s'achète pas". Mais après avoir versé quelques larmes, Rastignac choisit à sa manière de se diriger vers les hauteurs. Il se jure de "parvenir, parvenir à tout prix!", car il ne veut pas finir dans les rangs des vaincus.
Voilà pourquoi au contact de la vie parisienne il enterre avec Le Père Goriot les enthousiasmes généreux et les derniers scrupules de sa jeunesse. Le défi fameux qu'il lance alors à Paris marque le terme de la révolte morale et en un sens le commencement de la résignation. L'honnêteté ne paie pas en effet. Désormais la règle du jeu est acceptée, et avec elle la légitimité de l'ordre bourgeois. Il s'agit de pénétrer dans le monde des privilèges et de se tailler un fief à sa mesure. Peu importent les moyens, que l'on doive son succès, comme Rastignac, aux faveurs de la femme d'un banquier ou, comme Rubempré, à l'amitié équivoque d'une canaille évadée du bagne. L'essentiel est de participer au "mouvement ascensionnel de l'argent" et d'arriver, même si on doit pour cela écraser les plus faibles et flatter les puissants, trahir les amitiés, laisser condamner les innocents, étouffer en soi tout sentiment humain. C'est le prix de la réussite.
Tout autre est l'attitude de Julien Sorel.
Si Julien décide de se vouer au machiavélisme politique pour conquérir les conditions matérielles nécessaires selon lui au développement de "l'homme libre", il refuse en fait de jouer le jeu, et sa sensibilité l'emporte à tout moment sur sa volonté d'hypocrisie.
Au demeurant Stendhal ne veut pas qu'on s'y trompe. Au dénouement du Rouge, l'auteur, comme le choeur dans les tragédies antiques, intervient pour tirer la morale de l'histoire et prendre la défense de son héros : "Il était encore bien jeune, mais, suivant moi, ce fut une belle plante. Au lieu de marcher du tendre au rusé comme la plupart des hommes, l'âge leur eût donné la bonté facile à s'attendrir, il se fût guéri d'une méfiance folle . Mais à quoi bon ces vaines prédictions."
Реферат опубликован: 11/04/2007